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15.06.2020

par La rédaction

Maîtriser le recours par l’État à des prestataires de services étrangers

Paris, le 15 juin 2020 – Les récentes semaines ont mis en lumière un phénomène ancien mais en développement, le recours de l’État français à des prestations de cabinets extérieurs et souvent étrangers. Ces activités sont peu documentées par les administrations elles-mêmes, les marchés étant nombreux et très divers. Elles sont connues du grand public à l’occasion de rares rapports de contrôle ou d’articles de presse puis reprennent comme précédemment. Leur évaluation financière, si elle existe, n’est pas consolidée et encore moins accessible.

L’État fait appel à des cabinets extérieurs depuis de nombreuses années, y compris dans des domaines régaliens, comme pour les revues générales de politiques publiques dès 2008, ou depuis peu pour la rédaction juridique du texte législatif (exposé des motifs et étude d’impact d’un projet de loi de 2019 sur les transports) ou le plus souvent comme aide à la décision, par la commande de rapports (ceux-ci ne se comptent plus). La justification de ces pratiques résidait traditionnellement dans l’expertise technique ou très spécifique nécessaire pour compléter celle des fonctionnaires en charge, puis elle est subrepticement passée à un présupposé général de supériorité de compétences du « management » privé par rapport au public (avec notamment l’invention du concept aujourd’hui controversé de « new management public »). Cette situation soulève accessoirement une question : quel est exactement le rôle des hauts fonctionnaires formés à grands frais dans des écoles en principe destinées à créer ces compétences ?

Mais la question va plus loin. Dès 1998, un rapport de l’IHESI (aujourd’hui INHESJ) soulignait les risques liés à la fourniture d’informations économiques à des courtiers d’assurances devenus majoritairement étrangers. La question est la même, amplifiée, avec les conseils stratégiques et les prestations intellectuelles (droit, finances, organisation, transformation numérique, bien sûr intelligence économique défensive et offensive, etc.). Les législations américaines FISAA puis le Cloud Act permettent par exemple aujourd’hui au gouvernement de ce pays d’accéder à toutes les données dont disposent ses entreprises et fournisseurs de services, y compris quand elles appartiennent à des citoyens et entreprises étrangers. Même si ces démarches d’État ne sont pas systématiques, elles sont facilitées le moment venu par les transferts d’informations réguliers entre filiales et sièges sociaux, qui sont une réalité évidemment niée mais confirmée à maintes reprises aux spécialistes d’intelligence économique, de manière orale ou dans des documents confidentiels. Ces risques n’ont fait que croitre avec la généralisation de la gestion numérique et l’accumulation de données auxquelles ont désormais accès les conseils de l’État.

Pourtant, l’État français n’a aucune politique en ce domaine, y compris sur des secteurs sensibles. En pleine concurrence économique et guerre de l’information, l’intervention de prestataires étrangers sur des données régaliennes et/ou sensibles est incompréhensible : ainsi parmi d’autres exemples, en est-il allé du service de traitement d’informations massives confié par la DGSI en 2015 (et renouvelé fin 2019) à la société Palantir, un prestataire qui comporte un fonds d’investissement de la CIA comme actionnaire fondateur, du recours au cabinet Roland Berger dans le dossier Alstom/GE et dans plusieurs autres depuis, à Mc Kinsey pour la définition des plans de reconquête industrielle de la France en 2014, à Microsoft et Google dans la santé ou à Cisco dans l’éducation nationale et dans le cofinancement de start ups innovantes, etc. Il est vrai que la multiplication des recrutements de compétences entre privé et public, dans les deux sens, peut favoriser tous ces développements. Un grand cabinet étranger de conseil confiait récemment en petit comité que la manne de l’État français représentait 40% de son chiffre d’affaires en France. Avec la crise épidémique récente, on a assisté à un pas de plus avec la délégation par le ministère de la Santé de la coordination de la stratégie nationale de dépistage au cabinet Bain & Company. Cette délégation de fonctions administratives prend de l’ampleur mais n’est pas nouvelle, par exemple l’instruction des demandes de visas, procédure qui rassemble des informations personnelles et particulièrement sensibles, est de plus en plus confiée depuis quelques années à des entreprises locales, notamment à une entreprise américaine aux États-Unis, les consulats n’intervenant plus qu’en tout bout de course. Les risques sont patents.

Il n’est pas question de demander à l’État de se passer d’expertise externe, française ou non. Il est en revanche légitime de lui demander de veiller à ne pas exposer ses données et celles de ses citoyens à des risques d’utilisation contraire à leurs intérêts et de savoir reconnaître l’expertise nationale. Il est parfois avancé qu’il n’y a pas d’acteurs français de même niveau, ou bien que tenir compte de la nationalité serait contraire aux règles européennes. L’examen un par un des dossiers démontre que la première assertion est en majorité fausse. Le recours aux grands cabinets globaux étrangers peut aussi relever d’une sorte de paresse intellectuelle doublée d’une volonté de transfert de responsabilité. Car si elles ont en général moins de moyens de promotion et de lobbying, les compétences françaises existent, souvent regroupées en associations et syndicats spécialisés ; également, le recours à des experts issus de l’académie et de la recherche est rarement envisagé alors qu’il peut être parfois très pertinent, comme le savent bien et le pratiquent nombre d’administrations étrangères. Quant à l’objection de l’UE, elle est trop facile, la législation européenne est plus souple et flexible qu’on ne le croit. Encore faut-il s’y pencher de manière approfondie.

Les mesures à prendre pour maîtriser ces questions sont relativement simples. Il serait d’abord souhaitable d’établir une doctrine d’emploi du recours à l’expertise extérieure et spécifiquement à des cabinets étrangers. Une formation même basique des fonctionnaires décideurs aux méthodes d’intelligence économique et d’influence est également indispensable, par exemple pour savoir reconnaître des techniques d’accès aux marchés telles que le pro bono, qui permet par des prestations d’abord gratuites d’installer un système qu’il sera difficile de changer après, cela sans concurrence et sans responsabilité juridique. Il leur faut être conscient de la richesse infinie que représentent les données ainsi mises à disposition, en termes financiers, mais aussi de risques de sécurité ainsi créés aux acteurs économiques français.

Il conviendrait que chaque secrétaire général de ministère dispose d’une liste annuelle tenue à jour des recours de ses administrations à des cabinets privés, de la nationalité de ces derniers, de l’objet des marchés et de leur montant. Puis qu’au niveau interministériel le secrétariat général du gouvernement consolide ces informations puis les évalue régulièrement (lui-même, à l’aide des diverses inspections et corps de contrôle existants, sans recourir à un énième cabinet sauf cas particulier). On peut aussi penser à un système de peer review de chaque ministère par deux autres, tous les deux ou trois ans, selon le système assez efficace mis en place entre pays à l’OCDE.

Enfin, la commande publique doit être affinée et rendue plus performante à quatre niveaux : simplifier ses rédactions et ses prérequis pour mieux identifier et attirer des prestataires nationaux, établir des listes de secteurs stratégiques non susceptibles d’être traités par des prestataires étrangers pour des raisons de sécurité nationale qui englobe aussi la sécurité économique, savoir rédiger en interne des appels d’offres ou à projets avec tous les garde fous nécessaires, ce qui implique des compétences renforcées et enfin, suivre et diriger les marchés, qui tous devraient avoir des clauses de revue, c’est-à-dire de modifications possibles si la qualité des prestations n’est pas au rendez-vous des promesses faites.

Les experts de l’OIEF

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